samedi 26 octobre 2013

Face à la mort : une urgentiste dans la tourmente.

Marie-Anne Babé : "Une urgentiste dans la tourmente". © France 3 Nord Pas-de-Calais
L'ex Chef de services des Urgences-SMUR de Roubaix nous livre tout son désarrois dans son livre confession "Une urgentiste dans la tourmente" - Photo France 3 région Nord-Pas-de-Calais.


Le bip sonne dans ma poche, on m’attend à l’accueil. Dans l’entrée des urgences, le véhicule des pompiers est déjà là, son conducteur note l’adresse de l’intervention.

– Salut docteur, on part pour un arrêt cardiaque, une jeune mère qui était en train d’allaiter. Sergio, l’homme du feu d’habitude souriant, me paraît soudain bien soucieux.
– Salut Sergio, ça va ?

Pas de réponse. Toutes sirènes hurlantes, nous fonçons en direction d’un quartier pavillonnaire à la périphérie de Roubaix. J’aurais bien profité de cette belle journée, mais je le sens, un drame m’attend. Une mort en post-partum, rien de plus triste. Je me prépare au pire, mais il est peut-être encore temps de sauver la jeune accouchée. Le véhicule pile. Il me faut chasser ces idées noires, passer à l’action. Nous sortons en toute hâte, matériel en main. Une femme d’une soixantaine d’années attend sur le pas de la porte et tente de nous expliquer la situation.

– C’est ma fille, France, elle est sortie hier de la maternité. Elle est tombée raide... Le petit est né il y a trois jours... Faites vite !
– Allez-y, madame, montrez-nous où elle se trouve.
– Suivez-moi.

Au milieu du salon, une jeune femme d’à peine 30 ans est étendue sur un tapis marocain, inerte, le visage bleu marine. Son chemisier est encore ouvert sur le sein gorgé de lait, pas de battements cardiaques.

– Allez, on masse ! Alain, branche-moi les électrodes. Claire, une voix veineuse en vitesse. Oxygène, intubation, OK ! Faites venir les pompiers pour vous relayer au massage. C’est certainement une embolie pulmonaire, ça arrive chez les femmes qui viennent d’accoucher. Il faut dissoudre le caillot. Claire, prépare le thrombolytique et injecte, on a peut-être une chance.
Mais France ne rosit pas. Le racé du monitoring reste plat malgré nos efforts, nos drogues, notre énergie. Je me refuse à dire à la mère que sa fille est morte. Il faut la transporter à l’hôpital et continuer la réanimation. Nous n’avons pas une minute à perdre.

– Est-ce que le bébé va bien ?
– Je l’ai couché après avoir appelé le 15, pas de problème. Et France, ça va aller ?
– C’est grave, madame, une embolie, on l’emmène à l’hôpital.

Alors que le véhicule file à toute allure à travers la ville, nous nous relayons avec l’infirmier pour continuer la ventilation et le massage cardiaque.

Je hurle à Sergio d’appeler le Samu pour qu’il prévienne le cardiologue de nous rejoindre en salle d’urgence pour une échographie. À notre arrivée, l’équipe nous attend. L’échographie chauffe, le diagnostic tombe : arrêt cardiaque et embolie. Aidée du cardiologue et d’un autre urgentiste, je poursuis sans y croire la réanimation. Efforts inutiles, c’est à moi de prendre la décision.

– France est morte, on arrête tout.

Dans ma poche, je serre le morceau de papier sur lequel la mère de France a inscrit le numéro de téléphone du père de l’enfant. Claire s’approche de moi. 

– Sergio, le pompier avec qui on est sorti, est là. Il veut vous voir. Il n’est pas seul.

Je me dirige vers mon bureau et découvre Sergio qui tient deux enfants par la main, deux petits de 4 et 6 ans. Un autre homme, un grand brun longiligne, l’accompagne, une petite fille entre les bras.

– Je connais la patiente, docteur, c’est mon ex. On a divorcé, on a deux enfants ensemble.

D’un geste, le pompier me les montre.
– Et tu ne m’as rien dit, Sergio ?
– Je connaissais l’adresse, mais je vous ai laissée faire votre boulot... J’ai prévenu son mari.
– Suivez-moi tous les deux, une aide-soignante va s’occuper des enfants.
– Non, on reste tous ensemble, hein, Bruno ? Dites-nous ce qui s’est passé.
Je demande à Claire de rester avec moi pour m’épauler dans l’épreuve qui m’attend. Nous faisons face aux deux hommes assis, leurs enfants sur les genoux.
– Votre femme... ton ex, Sergio, est morte.
– Comment c’est possible, elle était en pleine forme pendant sa grossesse, l’accouchement s’est bien passé. Elle était si heureuse, c’est inimaginable !
– Malheureusement, la grossesse peut favoriser la formation de caillots dans les jambes ou le petit bassin et quelquefois le caillot bouche les artères pulmonaires. L’embolie n’est pas toujours mortelle, mais chez France, elle l’a tuée.
– Elle a souffert ?
– Non, elle a été foudroyée. Elle allaitait le petit, elle n’a pas souffert. Nous sommes arrivés très vite, nous nous sommes battus pour dissoudre le caillot, mais le coeur n’est jamais reparti.

Les enfants chahutent et gigotent dans tous les sens. Les deux hommes se tournent l’un vers l’autre et se prennent dans les bras pour ensuite jeter un long regard plein de tendresse sur les trois enfants inconscients du drame qui vient de se dérouler. Les yeux embués de larmes, ils nous sourient.
– Vous savez, docteur, la vie ne s’arrête pas là. Nos enfants ont besoin de leur père et on sera là. 

Leurs mots réchauffent l’atmosphère. Tous les quatre, nous parlons longtemps, très longtemps, en tentant d’expliquer l’inexplicable. Unis par leurs enfants et par une femme qui avait été la leur, ils se soutenaient l’un l’autre. Une solidarité paternelle et fraternelle était en train de se nouer. Je garde en souvenir l’image de ces deux hommes quittant l’hôpital, leurs enfants de chaque côté ; on aurait dit des frères. Un instant précieux pour nous, si souvent mis en échec devant la dure loi de la vie. Un moment d’humanité indispensable à l’espoir.

Nous ne sommes ni des saints ni des magiciens. Nous ne pouvons pas ressusciter les morts, mais nous pouvons parler pour aider les familles à faire le deuil, à comprendre un décès brutal, un diagnostic qui bien souvent leur échappe. 

Nous n’en sortons pas indemnes.

Dans son livre "Une urgentiste dans la tourmente", Marie-Anne Babé revient sur ce coup de gueule et son travail aux Urgences. Son éditeur, Jean-Claude Gawsewitch explique : "Marie-Anne Babé a travaillé 70 heures par semaine pendant toutes ces années, accumulant les souvenirs de gardes avec ses collègues médecins, infirmiers, aide-soignants dans un service qui accueille 86 000 personnes par an. L'urgentiste joue un rôle primordial dans la société ; il se heurte quotidiennement aux cas de maltraitance envers les enfants et les femmes, aux problèmes posés par l'augmentation du nombre de personnes âgées, aux cas psychiatriques... Ce livre lui donne l'occasion de réfléchir aux évolutions des urgences depuis les années 70 : rivalités entre services, épuisement du personnel, conditions de travail qui se dégradent, la violence quotidienne... Elle livre une analyse crue que tout citoyen devrait lire pour comprendre l'hôpital de demain."

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